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Le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois est d'un maniement délicat. Ses adversaires les plus radicaux affirment que ses magistrats ne peuvent maintenir la prudente réserve qu'ils ont l'obligation de s'imposer. Ils empiètent, sous le masque du droit, sur le domaine politique. Dans une critique sarcastique, René de Lacharrière, juriste rigoureux, constate que nos juges constitutionnels «disposent d'un pouvoir suprême de censure confié à neuf personnes totalement irresponsables, arbitrairement désignées et, de surcroît, en fait le plus souvent choisies selon les aimables critères de la faveur personnelle» (Pouvoirs, no 103, 1980). L'institution du Conseil constitutionnel a profondément évolué, tant par la qualité et l'expertise de ses membres que par l'autolimitation de ses décisions.
En 1982, le Conseil avait affirmé un principe fondamental de son obligation de réserve: le juge constitutionnel se refuse à examiner la constitutionnalité d'une disposition législative qui n'a pas d'effet normatif immédiat. Saisi de dispositions législatives concernant la planification, il constate que, «en raison même de leur caractère inopérant, il n'y a pas lieu d'en faire l'objet d'une déclaration de non-conformité à la Constitution». Il s'agit de «pures déclarations d'intentions» (82-142 D.C. du 27juillet 1982, réforme de la planification). Le même principe est appliqué par la Cour suprême des Etats-Unis, toujours unanime sur ce point. Il trouve son fondement dans le pouvoir exorbitant de la Cour de prononcer l'invalidité des lois. Elle n'examine la constitutionnalité de la loi qu'en cas de «stricte nécessité». Et ce, dès 1792.
Mais en 1991, le Conseil constitutionnel décide que «la mention faite par le législateur du "peuple corse" composante du peuple français est contraire à la Constitution» (décision no 91290 D.C. du 9mai 1991, loi portant sur le statut territorial de la Corse). L'examen des motifs de la décision montre que le concept de «peuple corse», qualifié de «juridique» par le Conseil n'a, par lui-même, aucun effet de droit. Il est dépourvu de tout caractère normatif. Il relève de l'imprécatoire. Le statut de la collectivité territoriale de Corse n'est pas affecté et demeure dans son ensemble tel que le législateur l'a adopté.
L'affirmation, aussi blessante et dramatique soit-elle pour certains, de l'existence d'«un peuple corse composante du peuple français», est symbolique et politique.
Sa censure a pesé cruellement sur le problème corse comme on le reconnaît aujourd'hui. L'interprétation de la Constitution ainsi adoptée ne s'imposait nullement au Conseil. Elle sort de la compétence du juge constitutionnel. Elle fait échec au principe selon lequel entre deux interprétations possibles de la loi, le juge doit choisir celle qui la sauve.
Cet excès de pouvoir du juge constitutionnel, son intrusion politique dans l'interprétation de la Constitution, s'est étendu en matière linguistique. Dans sa décision du 9 avril 1996 relative à la loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française (no 96373 D.C.), le Conseil interprète l'article 2 de la Constitution - «La langue de la République est le français» - comme interdisant de donner valeur officielle quelconque à la langue tahitienne et aux autres langues polynésiennes. Sous cette réserve d'interprétation, il déclare conforme à la Constitution les dispositions de la loi organique qui permettent l'utilisation de ces langues. Le Conseil donne ainsi une interprétation extensive au texte constitutionnel. Il fait un choix politique contraire à la réserve que son statut requiert.
Par sa décision du 15 juin 1999 (Charte européenne des langues régionales ou minoritaires), il persiste dans ces errements et les aggrave. Il adopte une interprétation extensive des engagements internationaux acceptés par la France dans cette Charte. Contredite non seulement par le gouvernement français mais par les dispositions mêmes de la Charte. Le Conseil se refuse à donner effet juridique à la «déclaration unilatérale» faite par la France au moment de la signature de la convention. Il ignore les dispositions du traité qui, d'une part, permettent aux Etats de désigner dans leur instrument de ratification, d'acceptation ou adhésion, les langues auxquelles s'appliquent la Charte et, d'autre part, de limiter les engagements qu'ils prennent.
Le Conseil constitutionnel affirme que, malgré les limitations énoncées par la France, les «objectifs et principes» énumérés par la Charte (partie II) s'appliquent même aux langues non désignées par notre pays pourvu qu'elles y soient pratiquées. Le Conseil donne à ces «principes et objectifs» une portée normative propre. Ce qui n'est pas le cas. Le Conseil constitutionnel ne tient donc pas compte de la «déclaration unilatérale» de la France. Cependant, cette interprétation française est consacrée expressément par le Conseil de l'Europe. Dans son rapport explicatif sur la Charte (Conseil de l'Europe, 1993), le Conseil de l'Europe constate que celle-ci «vise à protéger et à promouvoir les langues régionales et minoritaire et non les minorités linguistiques» (§11). Il note que les dispositions des «objectifs et principes» ne constituent pas des règles précises de mise en oeuvre (§57).
Le Conseil constitutionnel déforme le texte et la portée de la Charte. Ilva plus loin. Il réaffirme la doctrine constitutionnelle consacrée dans l'affaire du «peuple corse». Son caractère politique apparaît nettement dans les polémiques que la décision du 15 juin 1999 a immédiatement suscitées. Or il appartient au pouvoir politique, non au juge, de définir la nature profonde de notre régime constitutionnel, intégriste ou volontariste. Certes, une révision de la Constitution est susceptible de redresser l'abus de pouvoir du juge. Elle n'a pas lieu de plein droit. La décision du juge constitutionnel justifie le refus d'ouvrir les procédures prévues. Elle érige un obstacle supraconstitutionnel. Le refus du président de la République de donner suite à la proposition de révision du gouvernement en est la conséquence logique.
Le Conseil constitutionnel a substitué, dans les trois décisions mises ici en cause, au pouvoir de contrôle un pouvoir de direction constituante qui ne lui appartient pas. Sa jurisprudence devrait retrouver, à l'avenir, les limites normales de sa juridiction dont l'existence est indispensable à la protection de nos droits et libertés. L'évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme pourrait l'y contraindre. Elle tend à appliquer aux juridictions constitutionnelles les dispositions de la convention qui définissent les conditions nécessaires d'un «procès équitable». Le Conseil constitutionnel se doit d'exercer sa fonction juridictionnelle en respectant les garanties fondamentales qu'elle impose.
Roger Pinto est professeur émérite à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et président honoraire du Tribunal administratif des Nations unies.